
Ne l’appelez plus « toit-terrasse ». Aujourd’hui, la tendance est au rooftop. Le concept est né aux Etats-Unis dans les années 1880 avec la construction du premier « roof garden theater ». Baptisé le Casino Theater, ce théâtre en plein air est alors destiné à attirer les spectateurs qui fuient les salles surchauffées des music halls de Broadway en période estivale *. Ces terrasses aménagées en vue d’un usage collectif et souvent divertissant font aujourd’hui partie des images les plus populaires de la skyline new-yorkaise. Elles débarquent peu à peu en France. Les toits des Terrasses du Port et de la friche Belle de Mai à Marseille, le Sucre à Lyon, le Nuba, le Perchoir ou le Point Ephémère et de la Brasserie Barbès dans la capitale : chaque ouverture fait parler d’elle. Citadins et touristes se pressent pour découvrir ces lieux suspendus, quitte à patienter plusieurs dizaines de minutes sur le trottoir avant d’atteindre ces nouveaux sommets tant convoités.
Multifonctionnalité
Maîtres d’ouvrage et exploitants de « rooftop » affirment tous voir le même objectif : créer un site atypique (un bar ou un restaurant la plupart du temps) et le rendre accessible à la clientèle. La vue est généralement le premier argument. Elle est souvent imprenable et parfois inédite comme celle du cinéma Etoile Lilas dans le 20ème arrondissement qui surplombe le périphérique. En outre, l’ouverture totale sur l’extérieur offre de nombreuses possibilités d’aménagements. Les exploitants l’ont bien compris et cherchent à valoriser cette capacité à accueillir différentes fonctions. Le Sucre, par exemple, lieu culturel dédié notamment à la scène musicale électronique a été pensé « dès sa conception comme multifonctionnel permettant de varier les événements mais aussi les publics. Il peut par exemple accueillir un concert un soir et un séminaire d’entreprise le lendemain », explique l’architecte Antoine Trollat de l’agence Looking for architecture (LFA) qui a aménagé l’espace. Même approche sur le toit du cinéma Etoile Lilas (architectes : agence Hardel et Le Bihan): « La terrasse est envisagée comme un élément programmatique supplémentaire qui assure une fonction différente du reste de l’ouvrage », souligne Sixtine de Poix, en charge de la conception du lieu pour l’agence Namur et aujourd’hui indépendante.
Le succès du rooftop tient évidemment en partie aux qualités intrinsèques de cet étage à ciel ouvert. « Le toit plat a ceci d’extraordinaire qu’il combine deux réalités quasiment inaccessibles : le plaisir d’être hors la ville et en même temps le privilège d’être connecté à tout et d’être au cœur du monde », souligne l’architecte Sabri Bendimérad. Le citadin en manque d’espace vient prendre de la hauteur. Il sort momentanément de la ville qu’il appréhende sous un angle différent. Pour Alena Prochazka, professeure associée au sein du département d’études urbaines et touristiques de l’Université du Québec à Montréal**, « être haut perché est depuis toujours une question de curiosité, de bienfait à l’âme ». S’approcher du ciel, c’est également une façon de se sentir appartenir à une communauté privilégiée par rapport à « ceux d’en bas ». Une forme d’élitisme qui reste associée, depuis l’origine, à l’image du toit-terrasse praticable. Si on excepte les quelques expériences de cités-jardins au début de siècle dernier, la toiture-terrasse accessible et aménagée a toujours fait figure de produit de luxe. La publicité a largement exploité – tout en la diffusant – cette image d’un toit plat sous la forme d’une vaste terrasse du haut de laquelle l’homme qui a réussi (plus souvent d’ailleurs que la femme, mais c’est une autre histoire…) peut ainsi contempler la ville et le monde qu’il domine. Il n’a d’ailleurs pas fallu attendre longtemps pour que les communicants se saisissent de l’image des rooftops à l’instar de cette marque de voiture japonaise qui a récemment exposé, pendant une semaine, son nouveau modèle sur la terrasse du Drugstore-Publicis à Paris.
Retournement de valeur
Si en ville, l’accès à une toiture-terrasse est aujourd’hui considéré comme un luxe qui se paye au prix fort, cela n’a pas toujours été le cas comme l’explique l’architecte Philippe Simon. « Au 19 siècle, à Paris, les immeubles possèdent un grand nombre d’étages, l’ascension vers les combles est pénible, ce qui explique qu’on les dédaigne. On y loge alors les moins riches et les personnes qui assurent le service dans les appartements bourgeois des étages nobles et inférieurs » *. Au tournant du 20ème siècle, avec l’invention et l’influence grandissante des théories hygiénistes mettant en avant les bienfaits du soleil et du grand air s’opère un véritable retournement de valeur. « Le toit devient un objet de désir, entraînant une inversion des usages et des symboliques ».
De la même manière, à New York, les toits ont d’abord été investis par « les résidents des quartiers pauvres qui ont pris l’habitude de se réfugier sur les toits pour échapper à la canicule lors des chauds mois d’été. Il s’agit donc dans un premier temps d’une utilisation des toits qu’on pourrait qualifier de spontanée ou d’informelle par opposition à une utilisation planifiée par les architectes », écrit Catherine Séguin Griffith, chercheuse à l’Université de Montréal*. Or, il faut bien constater que les nouveaux rooftops sont encore loin de contribuer à la démocratisation des hauteurs de la ville. La faute notamment à des prix dont le niveau semble être proportionnel à la hauteur des terrasses. Au point que leurs détracteurs y voient un symptôme de plus de la gentrification des centres urbains. C’est d’ailleurs le sens de la polémique qui est née lors de l’ouverture de la brasserie Barbès en avril 2015. Symbole de l’évolution d’un quartier ou lieu élitiste inaccessible aux habitants de ce secteur populaire du 18e arrondissement ? En cause notamment des prix jugés exorbitants par certains, une ambiance et un décor considérés comme en décalage avec son environnement et destinés à une clientèle extérieure au quartier. Pour d’autres, il s’agit bien de redonner à ce dernier du dynamisme et un nouveau souffle. D’ailleurs, un établissement de restauration rapide était prévu au départ et la mairie de Paris est intervenue pour soutenir le projet de brasserie et son rooftop. « La démocratisation de ces lieux passent par l’implication des pouvoirs publics, confirme Alena Prochazka. Les projets publics notamment doivent être exemplaires en matière de performance sociale, d’accessibilité et d’amélioration de la vie urbaine. » D’autant plus que de nombreuses questions se posent auxquelles seul l’Etat peut répondre, en termes de sécurité, de responsabilité, de réglementations et d’assurance.
Verticalité
Cette reconquête de l’extérieur par rapport à l’exiguïté des logements est doublée d’une réponse au manque criant d’espaces au sol des milieux fortement urbanisés. Les toits représentent plus de 30 % des surfaces horizontales d’une ville. Un potentiel énorme encore peu ou mal exploité mais qui fait l’objet de projets de recherche pour certains d’envergure internationale. C’est le cas notamment du programme « L’épiderme aérien des villes, / Energy, Lifestyle and Urban Skin » coordonné à partir de l’Université du Québec à Montréal par Alena Prochazka (voir encadré). Le projet envisage l’étendue des toits urbains comme « une peau active qui peut devenir une sorte d’échangeur de ressources utiles. Elle ne représente pas une étendue plate mais une strate supérieure de la ville ». Cette notion est exprimée par l’opposition entre le « roofscape » et le « streetscape ». « En Amérique du Nord, dans les années 1980, architectes et urbanistes se sont attachés à la requalification de la rue pour redonner à ce territoire, alors colonisé par la voiture, une dimension sociale et communautaire, souligne l’universitaire. Aujourd’hui, ce travail est en passe d’être accompli et on prend conscience que ces usages peuvent également s’opérer sur les toits, surfaces disponibles qu’il faut savoir utiliser intelligemment. » L’enjeu est de taille : « la bonification de la vie urbaine est indispensable. Bientôt 80 % de la population mondiale vivra en ville. »
Connectivité
Production d’énergie, gestion de l’eau mais aussi végétalisation, agriculture urbaine, jardins partagés : depuis quelques années, élus, urbanistes et architectes redécouvrent les vertus du toit plat qui s’ouvre à de nouveaux usages. Mais recréer sur les toits une ville dans la ville doit se penser à l’échelle du quartier. « Il doit non seulement y avoir une connexion entre les terrasses mais également avec le sol, rappelle Alena Prochazka. Citons l’exemple de ce centre commercial à Calgary (Canada) installé en étages à 15 m au-dessus de la rue. Il n’a pas reçu l’accueil attendu car la rue était déjà sous-exploitée. » La question de la connectivité verticale entre les deux strates « streetscape » et « roofscape » est donc primordiale. Vu à travers le prisme d’un usage collectif, le second devient le prolongement du premier qui doit avoir atteint une certaine maturité dans son aménagement et son exploitation. Parallèlement à ses usages énergétiques et environnementaux, la toiture-terrasse pourrait donc aussi jouer demain un vrai rôle social dans le développement de la ville durable, participant à viabiliser le tissu urbain et à améliorer de la qualité de vie des habitants. Les premières expériences françaises de rooftops confirment, une fois de plus, l’attractivité qu’exercent ces espaces sur les citadins. Mais elles révèlent aussi la nécessité d’engager une concertation publique sur le devenir de ces nouveaux territoires, au risque sinon de les réduire à de purs objets de spéculation. Jusque-là considéré comme une surface passive, un simple objet du paysage, le toit change progressivement de statut dans les politiques de la ville. A Paris, la municipalité en a déjà fait une composante active dans sa stratégie de gestion des eaux pluviales. Cet urbanisme en trois dimensions apparaît aujourd’hui comme un passage obligé pour intégrer réellement les toits aux écosystèmes urbains. Y compris dans leurs dimensions collectives et sociales.
* Ouvrage collectif sous la direction d’Alena Prochazka, Sandra Breux, Catherine Séguin Griffith et Pierre Boyer-Mercier, Toits urbains, les défis énergétiques et écosystémiques d’un nouveau territoire, Québec, PUL, juin 2015.
** Alena Prochazka est également, Ph.D., M.arch., Responsable scientifique du projet "Ignis Mutat Res : Les toits, l'énergie et les écosystèmes", chercheure à l’Observatoire Ivanhoé Cambridge du développement urbain et immobilier à l’Université de Montréal et Chargée de formation pratique à l’École d’architecture de l’Université de Montréal.
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