Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2030, 92 % de la population française habitera en milieu urbain, soit 12 % de plus qu’aujourd’hui et 32 % de plus qu’il y a 30 ans. Pour accueillir ces nouveaux arrivants, les villes n’ont cessé de s’étendre, au détriment des terres naturelles et agricoles. Ce constat, comme le soulève l’Ademe dans sa publication « Penser la ville autrement », « pose de nombreuses questions sociétales, environnementales et économiques quant à la durabilité même du processus à l’œuvre ». Artificialisation des sols, émissions de gaz à effet de serre, atteinte à la biodiversité, réduction des surfaces de production vivrière... Les conséquences de l’extension urbaine sont en complète contradiction avec les enjeux écologiques auxquels est confrontée l’humanité aujourd’hui mais également, et surtout, demain. Elles ont également un impact sur le quotidien des citadins en n’offrant pas toujours la qualité de vie à laquelle chacun aspire : complexité des déplacements, manque d’espace vert, risque d’inondation, surchauffe estivale…
Peut-on enrayer ces phénomènes ? Comment densifier la ville pour lui permettre d’accueillir une population toujours plus importante tout en s’adaptant aux changements climatiques, en limitant son impact environnemental et en garantissant à ses habitants une qualité de vie satisfaisante ?
Responsable de 40 % des émissions de gaz à effet de serre, le bâtiment et ses performances énergétiques ont, dans un premier temps, constitué la priorité comme le montrent les rédactions successives des Réglementations thermiques 2005 puis 2012. La future Réglementation environnementale 2020, en généralisant à la fois les notions d’ouvrages dits à énergie positive (Bepos) et de cycle de vie des bâtiments, montre que l’idée de performance ne se limite plus aux consommations énergétiques mais prend en compte l’impact d’un bâtiment sur son milieu, de sa conception à sa déconstruction.
Changement d’échelle
Si la construction de bâtiments toujours plus efficients énergétiquement représente une étape indispensable, notamment en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, elle ne peut répondre seule à l’ensemble des problématiques auxquelles est confrontée la ville du 21e siècle. Cette dernière constitue en effet un écosystème dont les composants interagissent les uns avec les autres. « De l’énergie au bâti et à la mobilité, en passant par l’introduction de la nature et l’économie circulaire, la ville est le lieu où se croisent beaucoup d’enjeux », souligne Yves Moch, ingénieur expert au service organisations urbaines de l'Ademe.
De la même manière que le remplacement de la RT 2005 par la RT 2012 a marqué le passage d’une performance énergétique par élément à une performance globale du bâtiment, les réflexions changent de nouveau d’échelle : on ne considère plus le bâtiment comme une entité auto-suffisante mais comme un acteur à part entière d’un îlot ou d’un quartier. « En cherchant toujours plus d’autonomie, on perd de vue les notions d’échanges, de partage et finalement de planification urbaine, déclarait Franck Boutté à Etanchéité.Info en juin 2016. L’ingénieur et architecte préfère substituer au Bepos le concept de Tegpos, ou Territoire à énergie globale positive. Concevoir un ouvrage nécessite d’analyser son contexte environnemental, patrimonial, économique et énergétique mais aussi d’anticiper autant que possible les temporalités futures en intégrant une vision prospective à cette conception. En proposant une démarche ultra contextuelle, il est possible d’analyser les forces et les faiblesses d’un macro-lot, d’en tirer les différents potentiels locaux et de définir quelles sont les bonnes solutions en fonction de la configuration du projet. Ce mode de conception se traduit par ce l’on peut appeler des externalités positives telles que la mutualisation des ressources et la maîtrise des coûts. » L’ouvrage est alors pensé à travers les liens qu’il peut générer. Il développe des synergies avec son territoire afin de trouver les solutions les plus efficaces pour répondre aux enjeux énergétiques, environnementaux et sociaux auxquels un espace urbain est confronté.
Création de référentiels
Pour passer de la théorie à la pratique et favoriser l’émergence d’une nouvelle façon de concevoir, de construire et de gérer la ville, le ministère du logement a lancé en 2009 la démarche EcoQuartiers, devenue officiellement label en 2012. Elle est définie comme « une opération exemplaire d’aménagement durable qui répond, en fonction de son contexte territorial et de ses contraintes, aux vingt engagements de la charte EcoQuartier », comme par exemple la préservation de la biodiversité, la prise en compte des pratiques des usagers ou la production d’un urbanisme permettant d’anticiper et de s’adapter aux risques et aux changements climatiques. D’autres outils peuvent également être mobilisés tels l’Approche environnementale de l’urbanisme 2 (AEU 2), portée par l’Ademe ou la certification HQE. Plus récemment, en mars 2018, l’Alliance HQE-GBC a lancé un appel à test « HQE performance quartier » « pour poursuivre l’outillage des acteurs de terrain, pour objectiver les performances des opérations d’aménagement et contribuer à faire progresser la qualité environnementale des quartiers ». Enfin, depuis le mois d’octobre 2018, c’est l’expérimentation E+C- qui prend une nouvelle dimension en se déclinant désormais à l’échelle du quartier.
Sur le terrain, des centaines d’expérimentations plus ou moins avancées sont en cours (voir encadré). Des EcoQuartiers poussent à Bordeaux, à Rennes, à Lyon… À Marseille, Eiffage travaille à la conception et à la construction de Smartseille, EcoQuartier initié en 2014 et dont les premiers habitants sont arrivés en 2017. « Nous y testons un bouquet de solutions innovantes et durables en matière d'éco-construction, de mobilité, d’usages partagés, de convivialité et de vie connectée développés dans le cadre de notre programme Phosphore lancé en 2007, laboratoire prospectif réunissant des métiers du groupe pour réfléchir ensemble à la ville bas carbone de demain », explique Dena Villanueva, chargée de mission ville durable et innovation du groupe. Au menu : échange thermique avec la mer, mise en place du principe de solidarité énergétique basé sur le transfert de calories entre les immeubles de bureaux et de logements, multifonctionnalité des ouvrages, espaces verts partagés… Grenoble et Strasbourg ont également constitué des terrains d’expérimentation. À Paris, les quartiers Clichy-Batignolles et Saint-Vincent-de-Paul, opérations pilote de la Ville de Paris, expérimentent différentes approches de développement urbain intégrant, là aussi, raccordement à un réseau de chaleur alimenté par géothermie, mixité sociale, maîtrise de l’énergie, biodiversité… « Nous privilégions dès que possible les solutions collectives aux solutions individuelles », souligne Ghislain Mercier, responsable ville durable et nouveaux services au sein de Paris & Métropole Aménagement (P&MA), aménageur en charge de ces deux projets.
Le toit-terrasse comme interface
« Lorsque nous réalisons nos missions de stratégie environnementale en amont des opérations d’aménagement d’un quartier, la question de l’usage du toit-terrasse se pose systématiquement, confirme Nicolas Rougé consultant en aménagement urbain éco-responsable et fondateur de la société de conseil Une autre ville*. C’est une surface de plus en plus convoitée. Dans la pratique, il n’y a pas de recette miracle. Les arbitrages à réaliser pour attribuer des fonctions aux toits se font au cas par cas. » Un avis également partagé par Philippe Jarlot, président de l’association Promoteurs du Grand Paris (regroupant 6 promoteurs d’Île-de-France) : « L’exploitation des toitures est très souvent appréciée, voir imposée dans les concours.» Sur Saint-Vincent-de-Paul par exemple, les cahiers d’engagement environnemental transmis aux promoteurs par P&MA préconisent un usage à 100 % des toitures-terrasses en favorisant la diversité des fonctions : production d’énergie, rétention d’eau, biodiversité…, afin que chacune profite à tous.
Premiers retours d’expérience
Cet exercice d’équilibriste a également été réalisé au sein du quartier Clichy-Batignolles. « 40 000 m² de panneaux photovoltaïques ont été installés en toiture pour une production totale estimée à 4 500 Mwh par an, soit l’équivalent de 40 % de la consommation électrique des bâtiments, explique Ghislain Mercier. Les panneaux photovoltaïques sont répartis sur les toitures hautes, de grande surface et convenablement orientées.» L’énergie est revendue au réseau. Sur les terrasses plus basses, et donc plus visibles, c’est la végétalisation qui a été privilégiée, avec un total de 16 000 m² mis en œuvre. Retour de la nature en ville, biodiversité mais aussi réduction des îlots de chaleur urbains et rétention des eaux pluviales et création d’espaces collectifs à l’usage des habitants, elle vient en complément du parc Martin Luther King, autour duquel le quartier est organisé.
Sur le secteur Est, aujourd’hui achevé, l’heure est aux retours d’expérience et à la mesure des performances réelles du quartier en fonction des usages des habitants. Des données qui peuvent être éloignées de la théorie. « Les mesures ciblées sur les premiers immeubles livrés ont montré que l’utilisation des bâtiments génèrent une consommation électrique supérieure aux prévisions, ajoute Ghislain Mercier. Elle s’explique par le manque de coordination des comportements des occupants, des fournisseurs d’énergie, des syndics de copropriétés ou des exploitants. » D’où l’idée de mettre en place une gouvernance énergétique de quartier. C’est l’objectif du facilitateur énergétique**, opérateur d’un genre nouveau qui récolte et met à disposition les données du quartier. Référent sur les questions d’aménagement, il peut être amené à proposer des services complémentaires tournés vers l’amélioration de performance.
Un nouveau métier qui n’est pas sans rappeler celui de l’ancien gardien-concierge « qui n’est plus guère à la mode », déplore Jean-Marc Torollion, président de la FNAIM dont l’organisme assure notamment des prestations de syndic de copropriété : « nous avons perdu en apport de services indirects comme la sécurité, l’entretien du bâti et le vivre ensemble. » En élargissant ses compétences au quartier, il apporterait une vision globale d’autant plus importante que les opérations immobilières, en mixant les usages et les fonctionnalités, font appel à un grand nombre d’acteurs différents : bailleurs sociaux, propriétaires particuliers, investisseurs privés... « Il s’agit également de vrais sujets juridiques sur lesquels il faut définir les bons outils, notamment en terme de partage de l’utilisation par des tiers d’un espace qui reste la propriété d'un (ou plusieurs) acteur(s)», souligne Hervé Allègre, délégué général de l’Institut pour la ville durable. L’utilisation et l’exploitation des toitures en est un exemple concret, notamment car cela suppose de répartir de manière nouvelle l'usage d'une partie essentielle du bâtiment : Qui exploite ? Comment et à qui redistribuer l’énergie produite ? Qui peut-y accéder ?
Les groupes de réflexion et les expérimentations en cours permettent petit à petit de définir des objectifs et des démarches ambitieux mais réalistes, notamment en termes financiers, pour aboutir à la mise en place de quartier en phase avec les enjeux de la ville de demain. « Une approche écosystémique du quartier permettrait d’évaluer la balance coûts/bénéfices écologiques des solutions mises en œuvre et de l’intégrer dans la logique comptable de l’aménagement », rappelle Alexandre Nezeys, ingénieur au service technique de l’eau et de l’assainissement de la Mairie de Paris. La toiture-terrasse est encore une fois un élément de réponse concret d’autant plus que les contraintes techniques sont de mieux en mieux maîtrisées : photovoltaïque, végétalisation, accessibilité… Procédés et règles de l’art répondent à l’ensemble des usages actuels des toitures.
* Une Autre Ville travaille notamment sur le projet Clichy-Batignolles au titre de consultant. Nicolas Rougé est également membre du consortium CoRDEES (voir ci-dessous).
**Le facilitateur énergétique entre dans le cadre du programme CoRDEES (Co-responsibility in district energy efficiency and sustainibility), initiative de l’Union européenne pour aider les collectivités à faire face aux nouveaux défis urbains.
Smart City
Envisager la performance environnementale d’un quartier est difficilement dissociable d’une approche technologique de la ville. Le périmètre couvrant ce nouveau mode de gestion des villes inclut notamment les infrastructures publiques (bâtiments, mobiliers urbains, domotique, etc.), les réseaux (eau, électricité, gaz, télécoms), les transports (transports publics, routes et voitures intelligentes, covoiturage, mobilités dites douces - à vélo, à pied, etc.), les services... « Sur notre projet d’aménagement d’Ecoquartier LaVallée situé à Châtenay-Malabry (92), nous avons recours pour la première fois au City information modeling (CIM), explique Romain Orrico, chargé de projet Développement Durable & Biodiversité. Pour cela nous développons une plateforme de gestion au niveau du quartier qui a pour but de récolter les informations de chacun de ses composants et les mets à disposition des gestionnaires et des habitants. »
Le photovoltaïque et l’autoconsommation collective
« Le principe de l’autoconsommation collective permettant à l’électricité produite par un bâtiment A d’alimenter tout ou partie de l’électricité nécessaire au bâtiment B est techniquement possible : il s’agit surtout de tirer des câbles », explique Jean Damian, directeur de Solardis. Les obstacles sont plutôt d’ordre réglementaire : l’utilisation du réseau public est conditionnée, entre autres, au paiement de taxe. Des freins qui pourraient être levés prochainement grâce notamment aux ambitions en la matière du Plan pluriannuel de l’énergie et à la publication d’un premier décret le 28 avril 2018 officialisant la reconnaissance de l’autoconsommation collective et obligeant les gestionnaires de réseau de faciliter ce type d’opérations. Enfin, un amendement à la loi Pacte devrait aboutir à un allégement des contraintes réglementaires et techniques.
« C’est le sens de l’histoire, rappelle Jean Damian. Pourtant aujourd’hui, le potentiel des toitures n’est pas exploité à sa juste mesure. Il est courant que seul un tiers ou un quart de la surface ne soit exploité car la production sera alors suffisante pour obtenir un label. Le surplus de production n’est pas encore perçu comme une opportunité : soit il faut payer les taxes, soit le stocker, ce qui est aussi onéreux. »