"À ce jour, nous n'avons repris aucun chantier. Nos ouvriers sont toujours en confinement et le resteront jusqu'au 11 mai. Nous sommes pourtant tout à fait d'accord pour reprendre nos travaux mais encore faut-il qu'on le puisse. Cette période d’inactivité nous a permis de nous organiser et de préparer la reprise. Nous avons ainsi travaillé à la mise à jour du Document unique (DU), la mise en place de moyens et de procédures sanitaires afin d’avoir les bons réflexes et les bons gestes. Toutefois pour appliquer ces mesures sur le terrain, il nous est impératif de pouvoir nous équiper en masques comme indiqué dans le guide de préconisations de l'OPPBTP. Or, à ce jour, le secteur hospitalier, et c’est normal, est prioritaire sur l’obtention de ces masques. Il nous est donc impossible, sauf en petite quantité, de pouvoir en acquérir. Cette situation est d'autant plus compliquée qu'il ne s'agit pas d'envisager un masque par personne mais entre 2 et 4 par jour pour chaque ouvrier en fonction de ses activités respectives. Les besoins sont donc immenses. Pour donner un ordre de grandeur, le seul département des Bouches-du-Rhône compte 42 000 salariés dans le bâtiment. Pour que chacun soit équipé, il faudra donc disposer de 1,5 à 2 millions de masques mensuellement ! On nous rappelle régulièrement que le chef d'entreprise est responsable de la santé de ses équipes mais comment faire sans le matériel nécessaire ? L’Etat doit et devra libérer la diffusion des masques afin que nous puissions protéger nos salariés et leur famille.
Une personne par véhicule : une ineptie
L'autre obstacle sur lequel nous nous heurtons est celui du transport de nos salariés. Le guide de préconisations de l’OPPBTP nous demande de ne prévoir qu'un seul collaborateur par banquette. Mais dans notre secteur d'activité, la majorité des véhicules de chantier, y compris d’ailleurs les VL des conducteurs de travaux, n’en compte qu’une seule. Par conséquent, si l'on suit le guide, il faut soit envoyer nos salariés sur chantier en transport en commun équipés d’un masque et donc les exposer à d’autres personnes qui n'appliqueront peut-être pas toujours les gestes barrières, soit leur faire utiliser des véhicules complémentaires. Aurait déjà-t-on oublié que les accidents routiers étaient l’une des premières causes de mortalité dans le bâtiment ? Nous avons demandé à l'OPPBTP locale de réfléchir à la modification de cette disposition et d'autoriser deux personnes à utiliser le même véhicule, s'ils sont équipés de masques. Mais on en revient encore une fois à la pénurie en la matière.
Répartir les charges financières dues à la crise sanitaire
L'autre question qui se pose, c'est celle du financement de ces « EPI sanitaires ». Reprenons l'exemple des masques. Pour chaque ouvrier, il faudra débourser environ de 3 euros par jour pour des masques chirurgicaux à 10 euros pour des FFP2. Sans oublier le gel hydro-alcoolique, les sprays désinfectants et autres lingettes. Mais ce n'est pas la seule source de dépenses supplémentaires. En effet, l'application des procédures et la réorganisation de la coactivité sur chantier devraient également diminuer nos cadences de productivité. Nous estimons que les check-up quotidiens de l'état de santé de chacun, les nettoyages réguliers des équipements et des véhicules prendront une demi-heure d'inactivité sur le temps de travail. Nous pensons donc que l'application nécessaire de ces nouvelles règles induit une perte financière pour nos entreprises de l'ordre de 5 à 10 % en fonction de la typologie des chantiers. Ce coût ne peut et ne pourra être assuré par nos seules entreprises.
Dans les marchés publics il est possible que la théorie de l’imprévision (code civil) soit applicable. Pour les marchés privés nous attendons que les maîtres d'ouvrage participent bien plus que symboliquement à l'effort collectif. Je rappelle que nos PME génèrent en moyenne moins de 2% de résultat par an. La désolidarisation de certains donneurs d’ordre aura des conséquences dramatiques sur nos entreprises mais aussi par effet miroir sur eux-mêmes. À ce jour nous avons constaté que certains assument leur part de solidarité, mais d'autres refusent catégoriquement ! J’encourage mes collègues qui se trouvent dans cette situation à résilier leur marché, je n‘imagine pas qu’un tribunal de commerce leur donne un jour tort.
La problématique des délais de règlements se pose de la même manière. Il y a des donneurs d'ordre qui nous ont payés en avance, d'autres nous rémunèrent dans les temps (certains considèrent là qu'ils font un "effort"). Mais nous restons encore et toujours confrontés à ceux qui ne payent pas dans les temps. Pour ceux-là, loi LME reste un concept très vague. A-t-on besoin de rappeler que nous sommes tous dans la même galère et que seules les embarcations dont tous les protagonistes rameront ensemble et dans la même direction arriveront à bon port ?
C'est notamment dans cette optique que nous travaillons actuellement, localement (car au niveau National les ententes sont à priori moins évidentes), à la rédaction d'un mode d'emploi en collaboration avec la Fédération des promoteurs immobiliers pour établir une sorte de guide de reprise des chantiers post Covid 19. L'objectif est que donneurs d'ordre et entreprises s'entendent sur un principe commun de reprise de chantier de façon à éviter la multiplicité des transactions et des désaccords, tant sur le fond que sur la forme.
Pour toutes ces raisons qui rendent la reprise difficile, la fin du confinement ne devra pas rimer avec la fin de l'activité partielle car l’inertie de reprise de l'activité sur certains chantiers ne nous permettra pas d’occuper tous nos salariés. Mais je reste malgré tout optimiste car je suis persuadé que cette épreuve et les nouvelles procédures de sécurité vont nous obliger à changer de paradigme, d’organisation, d’être plus créatif pour être plus performants. Nous en sortirons sans conteste plus forts."
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